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Notre bière terminée, Vince et moi nous sommes esquivés par le jardin de derrière pour rejoindre son pick-up. Il me ramènerait ensuite à ma voiture, toujours garée près de son atelier de carrosserie.
– Donc vous savez que Jane a eu des petits ennuis au lycée, lança-t-il.
– Oui.
– Je me disais que, vu que je vous donne un coup de main, tout ça, vous pourriez peut-être toucher un mot à son sujet au proviseur, non ?
– Je l’ai déjà fait, mais je veux bien recommencer.
– C’est une bonne petite, mais elle a un sale caractère, parfois, poursuivit Vince. Personne peut lui raconter de craques. Surtout pas moi. Alors, quand elle s’attire des ennuis, en gros, c’est pour se défendre.
– Il va falloir qu’elle apprenne à se maîtriser. On ne peut pas résoudre tous ses problèmes en cognant sur les gens.
Ma remarque fit doucement glousser Vince.
– Vous voulez qu’elle ait le même genre de vie que vous ? ajoutai-je. Sans vouloir vous offenser.
Il ralentit au feu rouge.
– Non. Mais Jane a quand même pas beaucoup de chances de son côté. Je ne suis pas le meilleur exemple. Et sa mère l’a tellement trimballée de mec en mec que la môme n’a jamais eu de vie stable. C’est ce que j’essaie de lui donner, vous comprenez ? Quelque chose à quoi se raccrocher un moment. Les gosses ont besoin de ça. Mais il faut du temps pour que la confiance s’établisse. Elle s’est tellement fait rouler avant.
– Bien sûr. Vous pourriez la mettre dans une bonne fac. Quand elle aura terminé le lycée, envoyez-la dans une école de journalisme, par exemple, ou en fac de littérature, un endroit où elle puisse développer son talent.
– Elle a pas de bonnes notes, répliqua Vince. Elle aura du mal à être admise quelque part.
– Mais vous auriez les moyens de lui payer des études, pas vrai ?
Il acquiesça.
– Alors aidez-la peut-être à se fixer des objectifs. Aidez-la à regarder plus loin que ce qu’elle fait actuellement, dites-lui que si elle obtient quelques notes à peu près correctes, vous êtes prêt à assumer les frais de cours particuliers, pour lui permettre de transformer son potentiel en réalité.
Vince me décocha un regard en coin.
– Vous m’aiderez sur ce coup ?
– Oui, répondis-je. Mais va-t-elle nous écouter ?
Il hocha la tête avec lassitude.
– Toute la question est là.
– À propos, j’en ai une.
– Allez-y.
– Pourquoi ça compte autant pour vous ?
– Hein ?
– Pourquoi vous vous souciez autant d’elle ? Jane n’est qu’une môme parmi d’autres, la fille d’une femme que vous avez rencontrée. La plupart des types ne s’y intéresseraient pas.
– Oh, je vois. Vous me prenez pour une sorte de pervers ? Vous croyez que je veux me la faire, c’est ça ?
– Ce n’est pas ce que je dis.
– Mais vous le pensez.
– Non, répliquai-je. Si vous aviez ce genre de chose en tête, il y aurait des indices dans les écrits de Jane, dans sa façon de se comporter avec vous. Or je crois qu’elle a envie de vous faire confiance. Donc je répète ma question : pourquoi est-ce si important pour vous ?
Le feu passa au vert. Vince écrasa l’accélérateur.
– J’ai eu une fille, lâcha-t-il. Moi-même.
– Oh.
– À l’époque, j’étais plutôt jeune. Vingt piges. J’ai mis une nana de Torrington en cloque. Agnes. Bon Dieu, Agnes. Mon père a failli me massacrer, tellement ma connerie l’a énervé. « T’as jamais entendu parler des capotes ? » il me demandait. Vous savez comment ça se passe, parfois, hein ? J’ai essayé de discuter avec Agnes, de la convaincre de s’en débarrasser, mais elle ne voulait pas en entendre parler, alors elle a gardé le bébé, une petite fille, qu’elle a appelée Collette.
– Joli prénom.
– Et quand j’ai vu la gosse, croyez-moi, j’en suis tombé raide dingue tout de suite. Mon paternel, il voulait pas me voir coincé avec cette nana juste parce que j’avais couché avec. Mais en fait, Agnes n’était pas si mal, et le bébé. Collette, j’avais jamais rien vu de plus merveilleux. On pourrait croire qu’à vingt ans, c’est facile de s’en foutre, de pas se sentir responsable, mais elle avait quelque chose. Alors je me suis dit que je pourrais épouser Agnes, vous voyez ? Et élever la petite avec sa mère. J’ai pris mon courage à deux mains pour annoncer mon projet à mon vieux. Au même moment, Agnes, avec Collette dans sa poussette, était en train de traverser Naugatuck Avenue et ce salaud de mec bourré en Cadillac a grillé le feu et les a écrasées toutes les deux.
La main de Vince serra plus fort le volant, comme s’il voulait l’étrangler.
– Je suis désolé, dis-je doucement.
– Ouais, eh bien ce poivrot de merde l’a été aussi. J’ai attendu six mois, je voulais rien faire trop tôt, vous comprenez ? C’était après le rejet de l’accusation, l’avocat avait réussi à convaincre le jury qu’Agnes avait traversé sans tenir compte du feu, et que, même si le mec avait été sobre, il les aurait renversées. Alors il est arrivé un drôle de truc, quelques mois plus tard, un soir, très tard, le type est sorti d’un bar de Bridgeport, il était de nouveau bourré, ça lui avait pas servi de leçon à cette ordure. Il descendait la rue quand quelqu’un lui a tiré un coup de feu en plein dans sa sale gueule.
– Bon Dieu. Et je suppose que vous n’avez pas versé une larme en l’apprenant.
Vince me jeta un regard rapide.
– La dernière chose qu’il a entendue avant de mourir, ç’a été : « Ça, c’est pour Collette. » Et le fils de pute, vous savez ce qu’il a dit avant que la balle atteigne son cerveau ?
– Non, répondis-je en déglutissant.
– Il a dit : « Quelle Collette ? » Comme son portefeuille avait disparu, les flics ont cru à une agression, poursuivit Vince qui me lança un nouveau regard en coin. Vous devriez refermer la bouche, vous allez avaler un insecte.
Je la refermai.
– Voilà, conclut Vince. Donc, pour répondre à votre question, c’est peut-être pour ça que je me soucie de Jane. Il y a autre chose que vous voulez savoir ?
Je fis non de la tête, et il regarda en avant.
– C’est votre bagnole ?
J’acquiesçai, et, alors qu’il s’arrêtait derrière ma voiture, son portable sonna. Vince décrocha aussitôt.
– Ouais ?
Il écouta un moment.
– Attendez-moi, j’arrive.
En rangeant l’appareil, il m’annonça :
– Ils l’ont trouvé. Il a pris une chambre au HoJo.
– Je vous suis, dis-je, sur le point d’ouvrir la portière.
– Laissez tomber votre caisse.
Vince remit le moteur en route, contourna rapidement ma voiture et prit la direction de l’I-95. Ce n’était pas la route la plus directe, mais sans doute la plus rapide, vu que le Howard Johnson Hôtel se trouvait de l’autre côté de la ville, au bout d’une bretelle de l’I-95. Il emprunta la rampe d’accès à pleine vitesse et atteignait déjà les cent trente kilomètres à l’heure au moment de se fondre dans la circulation.
Ça roulait bien, et il ne nous fallut que quelques minutes pour atteindre l’autre bout de la ville. Vince se mit presque debout sur les freins en prenant la bretelle de sortie, et nous étions encore à cent dix quand j’aperçus les feux devant nous.
Il tourna à droite, puis s’engagea sur le parking du HoJo. Le tout-terrain qui m’avait transporté plus tôt était garé juste après la réception, et dès que Blondie nous vit, il se précipita vers la portière de Vince, qui baissa la vitre.
Blondie lui communiqua un numéro de chambre, nous expliqua qu’il fallait passer la petite colline pour s’y rendre. On pouvait se garer juste devant. Vince recula et suivit une longue allée sinueuse qui contournait le complexe hôtelier. La route virait ensuite brutalement à gauche, et montait derrière une rangée de chambres dont les portes donnaient sur le trottoir.
– C’est là, dit Vince en arrêtant son pick-up.
– Je veux lui parler. Ne lui faites rien de tordu.
Vince, déjà hors de son véhicule, balaya ma remarque d’un geste, sans se retourner vers moi. Il alla à la porte, vit qu’elle était déjà ouverte, et frappa sur le panneau.
– Monsieur Sloan ?
Quelques portes plus loin, une femme de ménage qui poussait son chariot devant une chambre nous regarda.
– Monsieur Sloan ? répéta Vince en ouvrant plus largement la porte. C’est le gérant. Nous avons un petit souci. Nous devons vous parler.
Je me tenais à l’écart de la porte et de la fenêtre, pour éviter que Sloan me voie. S’il s’agissait de l’homme du centre commercial, il savait à quoi je ressemblais.
– Il est parti, lança la femme de ménage, assez fort pour être entendue.
– Quoi ? gronda Vince.
– Il a payé sa note y a pas cinq minutes. Je nettoie sa chambre juste après celle-là.
– Il est parti, pour de bon ? demandai-je.
La femme acquiesça.
Ouvrant la porte en grand, Vince entra dans la chambre.
– Hé, vous pouvez pas faire ça, cria-t-elle.
Mais même moi j’étais enclin à l’ignorer, et je suivis Vince à l’intérieur.
Le lit était défait, la salle de bains, encombrée de serviettes humides, mais rien ne signalait la présence d’un occupant. Ni affaires de toilette ni valise.
Crâne d’œuf, un des hommes de main de Vince, s’encadra dans la porte.
– Il est là ? demanda-t-il.
Vince pivota sur ses talons, fit trois pas vers lui et le projeta contre le mur.
– Ça fait combien de temps que vous l’avez trouvé, vous autres ?
– On t’a appelé dès qu’on l’a su.
– Ah ouais ? Et après ? Vous êtes restés assis dans cette putain de bagnole à m’attendre, au lieu de garder les yeux ouverts ? Le mec est parti.
– Mais on savait pas à quoi il ressemblait ! Qu’est-ce qu’on était censés faire ?
Vince repoussa Crâne d’œuf, sortit de la pièce en trombe et faillit renverser la femme de ménage.
– Vous n’avez pas le droit…, commença-t-elle.
– Il est parti depuis combien de temps ? coupa Vince en lui tendant un billet de vingt dollars.
Elle le glissa dans la poche de son uniforme.
– Dix minutes, je dirais.
– Quel genre de voiture il avait ? demandai-je.
Elle haussa les épaules.
– Je ne sais pas. Une voiture normale. Marron. Avec des vitres teintées.
– Il vous a dit quelque chose ? Qu’il rentrait chez lui, par exemple ?
– Il m’a rien dit du tout.
– Merci, grommela Vince en me faisant signe de monter dans le pick-up avec lui. Merde, merde et merde.
– Et maintenant ?
Je n’avais aucune idée de ce qu’on pouvait faire.
Vince garda un instant le silence, puis me demanda :
– Vous avez besoin de bagages ?
– Des bagages ?
– Je crois que vous allez à Youngstown. L’aller et retour est faisable en vingt-quatre heures.
Je réfléchis à ce qu’il venait de dire.
– S’il a payé sa note, il est logique qu’il rentre chez lui.
– Et même s’il ne rentre pas, à mon avis, c’est le seul endroit pour le moment où vous avez une chance de trouver des réponses à vos questions.
Puis Vince lança le bras dans ma direction, et j’eus un bref mouvement de recul, croyant qu’il allait m’empoigner. Mais il ouvrait seulement la boîte à gants.
– Putain, du calme, hein.
Il sortit une carte routière, la déplia.
– Bon, voyons un peu.
Il parcourut la carte des yeux, fixa un point, dans l’angle supérieur gauche, et déclara :
– Voilà. Au nord de Buffalo, juste au-dessus de Lewiston. Youngstown. Un petit bled. Ça devrait nous prendre huit heures.
– Nous ?
Vince tenta brièvement de replier la carte correctement, puis la froissa en une boule grossière, qu’il me lança.
– Ce sera votre boulot. Si vous me remettez ça comme il faut, je vous laisserai peut-être même conduire un peu. Mais n’imaginez pas une seconde pouvoir toucher à la radio. Ça, c’est hors de question, compris ?